Coupe du monde : l’argent du football

L’organisation du Mondial en Afrique du Sud est-elle une fête pour tout le continent noir ?

 L’aspect symbolique est plus important pour les pays d’Afrique sub-saharienne que pour les pays du Maghreb. Mais je pense que cela va vite disparaître derrière les aspects sportifs. En outre, seuls 2 % des spectateurs viendront d’Afrique, hors Afrique du Sud. Pour moi, le symbole est avant tout politique : il fallait associer le football à la fin de l’Apartheid. Si la Fifa avait vraiment voulu organiser un Mondial africain, elle aurait choisi le Maroc. C’est un grand pays de football et la deuxième nation africaine, après l’Égypte, à avoir participé à une phase finale, en 1970. En plus, c’est un pays relativement sûr, proche de l’Europe, bon marché.

Pelé avait prédit une victoire africaine avant la fin du XXe siècle. Elle n’est pas arrivée. Pourquoi ?

 Il y a plusieurs problèmes. Jusque dans les années 1990, il y a eu le « syndrome zaïrois », c’est-à-dire la peur de prendre des déculottées comme le Zaïre battu 9 à 0 par la Yougoslavie en 1974. C’est pourquoi les équipes africaines jouent très défensivement, avec un milieu de terrain très fourni. Il y a aussi un problème structurel : les sélectionneurs sont souvent étrangers et ne connaissent pas forcément l’Afrique. D’où un manque de stabilité. Autre problème : il n’y a pas une Coupe du monde qui ne soit pas émaillée de problèmes internes aux fédérations africaines, comme le Cameroun en 1994, le Togo en 2006. Sans oublier l’argent versé par la Fifa qui disparaît, les primes jamais distribuées aux joueurs…

L’Afrique souffre-t-elle du « pillage » de ses joueurs par les clubs européens ?

 On ne peut pas parler de pillage. Un joueur comme Didier Drogba est venu assez jeune en France, il a appris le football en France et si la Fédération française s’était intéressée à lui, il serait peut-être l’avant-centre des Bleus aujourd’hui. Autre exemple : dans l’équipe d’Algérie, très peu de joueurs parlent l’arabe couramment. Jusque dans les années 1980, les fédérations africaines prônaient un développement endogène en ne laissant pas partir les joueurs à l’étranger, en privilégiant les championnats nationaux et la Coupe d’Afrique des nations (CAN). Depuis, il y a eu ce qu’on appelle « l’extraversion du football africain » : les fédérations ont choisi la voie de la facilité en quelque sorte, en rapatriant ses joueurs pour les matchs internationaux. Il peut y avoir de très grands joueurs, comme Drogba (Côte d’Ivoire) ou Eto’o (Cameroun), mais aussi de bons joueurs qui ont calculé leurs chances d’intégrer une sélection européenne et qui, face à la concurrence trop rude, choisissent la nationalité de leurs parents. Les fédérations y voient évidemment leur intérêt : ces joueurs sont déjà formés et ont l’habitude de la compétition dans de grands championnats.

Y a-t-il alors un risque de désaffection du public ?

Le regard sur ces joueurs est ambivalent. C’est vrai que ce sont des expatriés, souvent occidentalisés, qui se réinventent une identité. Mais ils incarnent aussi la réussite matérielle et sportive, le rêve qui nourrit l’émigration vers l’Europe. Il peut aussi y avoir un choc culturel pour les joueurs qui, habitués à des clubs très professionnalisés, évoluent en Afrique sur des terrains déplorables et disposent d’un encadrement médical inégal. Sans oublier des risques politiques : outre l’attaque du bus des joueurs togolais en Angola (en janvier dernier), souvenons-nous de ce qui est arrivé en 2000 aux joueurs ivoiriens : le général Gueï (alors au pouvoir, ndlr) les avait envoyés dans un camp militaire pendant plusieurs jours après leur échec à la CAN…

Le football parvient-il à dépasser les clivages ethniques ?

Cela dépend des pays et du niveau de la compétition. Dans les clubs, la construction identitaire se fait sur la base ethnique. En Algérie, la Jeunesse sportive de Kabylie (le club de Tizi-Ouzou, ndlr) reste ainsi le champion de l’identité kabyle contre les clubs arabes. Au Congo-Brazzaville, les derbys de la capitale opposent l’ethnie du nord et l’ethnie du sud du pays. Sur le plan national, c’est différent : le football réussit à faire fonctionner plus longtemps la fiction d’État-nation et enracine l’idée nationale. Mais il ne faut pas voir l’Afrique comme une terre particulière : on y retrouve les mêmes réflexes qu’en Italie ou en Espagne où les clubs sont très porteurs de l’identité régionale alors que l’équipe nationale rassemble. Avec toujours un caractère éphémère (lire ci-dessous). Le football ne règle rien en soi. C’est d’abord un lieu de plaisir, un lieu de rencontres. Il ne faut pas lui donner trop d’importance et finalement trop de pouvoirs.
w Paul Dietschy est notamment l’auteur d’« Histoire du football » (éd. Perrin, 25 E) et de « L’Afrique et la planète foot » (éd. EPA, 19,90 E). Il anime également le site wearefootball.org.

« Il ne faut pas oublier que l’émotion sportive est éphémère »

L’Afrique du Sud est-elle un pays de football ?

 Pour la population qui a longtemps dominé le pays, c’est-à-dire les Blancs, ce sont surtout le rugby et le cricket, deux sports de la sphère impériale britannique. Pour les populations longtemps dominées – Noirs, métis et Indiens -, c’est le football. Cela remonte à la révolution industrielle du début du XXe siècle : beaucoup de patrons, notamment dans les districts miniers, ont créé des clubs pour contrôler leurs ouvriers noirs et métis. Mais le football est devenu un moyen d’affirmation et de combat à partir des années 1940 avec les premières grandes équipes comme les Orlando Pirates à Johannesbourg.

Le rugby pour les Blancs, le football pour les Noirs : cette image véhiculée par « Invictus », le film de Clint Eastwood, n’est donc pas une idée reçue ?

 Pas du tout, c’est quelque chose qui fait partie de l’Histoire. Les Springboks (l’équipe de rugby, ndlr) incarnaient parfaitement l’Apartheid et le football le loisir des Noirs, surtout dans ces zones périphériques et pauvres que sont les townships.

Le Mondial 2010 peut-il avoir le même effet fédérateur que la Coupe du monde de rugby de 1995, organisée en Afrique du Sud et remportée par les Springboks ?

 Il faut quand même nuancer le film de Clint Eastwood. D’autant que beaucoup de Sud-Africains n’ont pas forcément communié dans cette victoire. De plus, il y a un aspect fondamental à ne pas oublier, c’est que l’émotion sportive est éphémère : un match de football fédère en apparence très fortement pendant 90 minutes mais ensuite, ce sentiment s’évapore parfois aussi vite qu’il est né. Rappelons-nous la France « black-blanc-beur » de 1998, par exemple. Certes, on commence à voir des Blancs qui s’intéressent au football, mais le succès de la Coupe du monde dépend surtout de la participation de la population noire et pauvre. Si elle se sent exclue ou pas de cet événement, si elle en retire des bénéfices économiques… Il peut y avoir aussi un effet néfaste si ce Mondial est seulement celui de la bourgeoisie noire de l’après-Apartheid.

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