Veille de scrutin sous tension à Abidjan

 

C’est l’élection à laquelle plus personne ne croyait. Dimanche, après près d’une dizaine de reports et cinq années d’attente, les électeurs ivoiriens iront aux urnes pour désigner le futur président. Un scrutin qui doit fermer dix années de crise marquées par un coup d’État, une guerre civile, la partition et la décadence économique du pays. Le résumé des derniers temps est brutal mais tous ou presque le partagent. À commencer par les candidats.

Les trois «mentors» qui luttent pour le pouvoir ont pour eux l’expérience. Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et le président sortant, Laurent Gbagbo, tiennent le devant de la scène politique depuis deux décennies. Huit autres impétrants, plus ou moins fantaisistes, se sont certes lancés mais ils seront réduits à jouer les rôles de figurants. À la surprise générale, les yeux ne sont rivés que sur le trio. Car, curieusement, c’est la première fois que les trois hommes se retrouvent réunis. Lors des précédentes consultations, largement manipulées, Ouattara ou Henri Konan Bédié avait été écartés sous des prétextes fallacieux. «Dans ces conditions, il est extrêmement difficile de faire le moindre pronostic», souligne un diplomate. L’unique scrutin qui a opposé les trois formations, les municipales de mars 2001, avait, à Abidjan, offert 33 % au Parti de Laurent Gbagbo, 29 % à celui d’Alassane Ouattara et 23 % à Henri Konan Bédié.

Cette incertitude, inhabituelle, a animé la campagne. Les rues d’Abidjan, la capitale économique qui à elle seule regroupe un tiers des électeurs, se sont couvertes d’affiches. Avenir, progrès, rigueur: les promesses s’enchaînent sur des fonds colorés et souriants, attendues et vite oubliées. Dans les meetings, chacun a joué son rôle. Laurent Gbagbo, qui aime se dire «homme des élections», a décliné sa faconde, son aisance faussement bonhomme, pour électriser les siens. Alassane Dramane Ouattara, dit ADO, s’est appuyé sur son image de haut fonctionnaire rigoureux. Enfin, Henri Konan Bédié, dit HKB, s’est replié sur son statut d’ancien chef d’État et d’héritier de Félix Houphouët-Boigny, «père de la nation» et icône de l’histoire ivoirienne.

Le ton était courtois et un calme bienvenu a régné. Au fil des jours, pourtant, les discours se sont durcis. Laurent Gbagbo a fustigé «des candidats de l’étranger», agitant un peu le sentiment contre les anciens colons. Ses opposants ont lourdement souligné les dérives financières, les difficultés quotidiennes du peuple et les «voleurs» du Palais de Cocody. En filigrane, des accusations non dites contre «les autres», le groupe ethnique d’en face, sont apparues. Laurent Gbagbo s’appuie sur sa communauté de l’Ouest. ADO a la faveur des nordistes musulmans, qui ont formé le gros des troupes rebelles lors du soulèvement de septembre 2002. Quant à Bédié, il compte sur la clientèle du centre. Ces rivalités claniques nourrissent les haines et la violence depuis près de dix ans. «Il y a une dimension ethnique évidente dans ce vote. Et à ce jeu, c’est Laurent Gbagbo, qui a le groupe le plus petit, qui est perdant», souligne l’analyste Venance Konan.

 

Déploiement de 9.500 Casques bleus 

 

À Abidjan, l’ambiance s’est brusquement tendue, comme si les militants, aux dernières heures du décompte, avaient fini par flairer l’importance de l’enjeu. Sur le tremplin boueux de Fic Gayo, au cœur de l’immense banlieue de Yopougon, les partisans du «président» s’agitent. De longues files patientent devant des bus en route pour l’ouest du pays. Le billet est gratuit. Offert par le parti de Laurent Gbagbo. Alors, on entonne des chants à la gloire du chef. «Ici, Gbagbo est à domicile!», hurle Édouard Ngué. On n’est pas «maïs» (facile à digérer, donc à battre), comme le dit le slogan de cette campagne. Avec une pondération étudiée, Ismaël Dago, l’organisateur de ces voyages vers l’ouest, déroule les qualités de son champion: «Gbagbo a rendu sa dignité au pays. Il a bien travaillé mais il a été empêché par les rebelles de faire tout son programme.»

Rapidement pourtant, les arguments avancés laissent place aux vieilles accusations. «Ouattara n’est pas ivoirien, c’est un Burkinabé et avec les étrangers il veut voler le pays», maintien Thierry Kpla, le visage fermé. Le ton monte. Pas un militant n’envisage la défaite, ni même un second tour. «Si on perd, c’est volé. On ne se laissera pas faire. On se battra. Il y aura du sang», martèle Isidore Nguan. On fustige les «Mossi» (les nordistes) et, à l’occasion, les Français toujours soupçonnés d’ourdir au loin un complot pour s’emparer «des richesses de la Côte d’Ivoire».

À une encablure de la scène, à Wassakara, un faubourg majoritairement musulman, ces discours agacent. Là non plus, on n’imagine pas que le fauteuil présidentiel échappe au favori des lieux, ADO. «Laurent Gbagbo n’a rien fait. Avec son entourage ils ont pillé le pays qui meurt de faim», affirme Moussa Ouattara. À Yopougon, à la veille du scrutin, les deux groupes se toisent, sans violence. Pour l’heure, on se contente de s’éviter.

Vendredi, Choi Young-jin, le représentant du secrétaire général de l’ONU, s’est dit «confiant» tout en annonçant le déploiement de quelque 9.500 Casques bleus pour assurer la sécurité.

«S’il y a un problème, cela sera pendant le vote ou les résultats», explique un observateur, un rien inquiet. Car les pataquès logistiques s’accumulent. À deux jours du vote, la commission électorale indépendante (CEI), qui supervise le scrutin, n’avait en effet toujours pas publié la méthode qui servira au décompte des voix. Toutes les cartes d’électeurs n’avaient été pas distribuées. Et, la formation des présidents des bureaux de vote avait tout juste débuté. «La CEI est chaotique, minée par les rivalités partisanes. Le jour du vote sera en fait un test grandeur nature. Il n’y a pas eu la moindre répétition», déplore un diplomate. À la veille d’une élection tendue, que l’on dit volontiers la plus chère du monde avec un budget avoisinant les 300 millions d’euros, cette relative improvisation s’apparente à un jeu bien dangereux.

 

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