Les dessous d’une “démission”

Comment avez-vous accueilli la démission du président Ahidjo le 4 novembre 1982 ?
Le 4 novembre, j’étais déjà au comité central comme l’un des techniciens de la maison. Le 4 novembre ne nous a pas surpris puisqu’il y a eu une session extraordinaire du comité
central avant le 4 novembre qui a été le cadre dans lequel a été initié l’événement, c’est-à-dire la démission du président Ahidjo. Je dois vous avouer que la tenue de cette session extraordinaire a surpris tout le monde parce que, généralement pour convoquer le comité central, on prenait un minimum de 2 semaines et un maximum d’un mois mais là, ça été moins de 24 heures au point qu’on est allé chercher ceux qui étaient éloignés par hélicoptère pour que tout le monde soit à Yaoundé le 2 novembre. C’est au cours de cette session extraordinaire que le président Ahidjo a annoncé qu’il quittait la tête du parti. Cette décision a été si brusque qu’il y a eu des camarades du parti qui ont dit au président Ahidjo que ça risquait de causer énormément de problèmes au pays. Il fallait donc qu’il aille doucement : s’il décidait de laisser l’Etat, il devait continuer de présider le parti en attendant que les choses se stabilisent parce que, ça allait créer des remous. Voilà ce qu’on est allé lui dire et, le compromis qu’on a trouvé au cours de cette session, c’était que, il nommait le président Biya qui à l’époque était Premier ministre, comme viceprésident du comité central du parti. Lui, restant le président du parti.

Avant cela, y avait-il des signes qui présageaient de cette démission ?
Quand la nouvelle nous est parvenue, c’était la consternation pour les cadres du parti parce que rien ne la présageait. On pouvait imaginer que ça devait arriver mais on n’imaginait pas que ça se passerait de cette manière là. Lors du congrès de Bafoussam en 1980, il y a eu un incident. Des militants progressistes voulaient que le président Ahidjo abandonne la direction du parti ou la direction de l’Etat pour ne jouer qu’un seul rôle. Ils disaient que le temps était venu de déconcentrer les pouvoirs de manière à s’inscrire dans la dynamique du progrès et de la démocratie. Ils prenaient pour exemple, les autres chefs d’Etats des années 60 qui étaient en train de faire la même chose. Senghor l’a fait au Sénégal et, à Madagascar, le président Philibert Tsiranana
avait passé le flambeau ; donc il y avait des chefs d’Etats qui passaient la main et, les progressistes voulaient que le président Ahidjo passe la main. Ils ont décidé de faire une résolution pour dire que le président du parti ne sera plus automatiquement le président de la République et vice-versa.

Malheureusement pour eux, il y a eu une levée de bouclier qui a fait en sorte que, les choses n’ayant pas été bien préparées, les femmes du parti, sous la conduite de Delphine Tsanga, ont préparé une motion de soutien au président Ahidjo de telle façon que la motion est devenue le projet de résolution qui maintenait le président Ahidjo dans ces 2 rôles à savoir président du parti et président de la République. Cet incident qui exprimait un peu l’évolution des opinions au sein du parti peut expliquer que 2 ans après, le président Ahidjo se soit décidé à céder le pouvoir. Mais, il y a aussi un autre motif dont on ne parle pas beaucoup. C’est que François Mitterand est arrivé au pouvoir en 1981 et Mitterand n’était pas l’ami d’Ahidjo pour une raison très simple, c’est que le président Ahidjo l’avait humilié quand il était venu, à la tête d’un collectif d’avocats, défendre Monseigneur Ndongmo, Ernest Ouandié et les autres. Le président Ahidjo a tenu à ce qu’il ne quitte pas l’aéroport. Il est descendu à l’aéroport et on l’a mis dans la salle des VIP où il a attendu le prochain avion pour Paris. C’était une humiliation pour le chef de l’opposition française telle qu’il ne l’a pas oublié.

Quand il devient président de la République de la France en 1981, je suis persuadé que pour un homme politique de son envergure et pour un président de la République de la France éternelle et souveraine, le président Ahidjo ne bénéficiait pas de circonstances atténuantes auprès du président Mitterand. Donc, il a fallu que le président Ahidjo gère cela. Et, c’est symptomatique du fait que, c’est au retour de son voyage à Paris qu’il a convoqué la session extraordinaire du parti et de faire la dévolution du pouvoir à Paul Biya. Moi, je crois qu’au-delà de la nécessité de créer un nouveau leadership, plus jeune, dans les institutions camerounaises, la raison essentielle de son départ, c’était l’arrivée au pouvoir de François Mitterand.

A votre avis, si le président Ahidjo avait quitté à la fois la présidence du parti et de la République, aurait-on évité la crise qui est survenue plus tard ?
J’ai dit dans d’autres tribunes que la décision du président Ahidjo était un habillage. Quand un homme d’Etat a un problème à régler, il voit comment les interlocuteurs, les administrés, les partenaires vont recevoir la chose. Il cherche une formule idoine. C’est qu’en sociologie on appelle la manière. Un chef d’Etat doit constamment chercher la manière de présenter ses décisions à son peuple et à l’opinion internationale. C’est ce que le président Ahidjo a fait. Il a pris une décision face à une problématique qui se posait à lui et il a habillé la décision.

N’oubliez pas que le président Biya passait pour le fanatique c’est-à-dire le fidèle des fidèles du président Ahidjo. Donc, Ahidjo savait qu’avec Biya, il pouvait aller loin alors qu’avec les autres, il ne pouvait pas aller loin. Il savait qu’avec les autres, il devait céder une partie de son pouvoir. Quelqu’un comme Ayissi Mvodo, il ne pouvait pas lui imposer n’importe quoi. Par contre, il pouvait imposer quelque chose à quelqu’un comme Félix Sabal Lecco. C’est la raison pour laquelle, après le congrès du parti de 1980, il l’a imposé à la tête du secrétariat politique. Il a évacué Ayissi. Il savait qu’avec Biya, il pouvait faire n’importe quoi alors qu’il ne pouvait pas faire n’importe quoi avec François Sengat-Kuo. Donc, on a ici une situation où le président Ahidjo a besoin des gens qui ne lui posent aucun problème en matière d’exercice du pouvoir. C’est la raison pour laquelle je dis que la décision du 2 au 6 novembre a été un habillage. Ça veut dire qu’avec Paul Biya, il s’est secrètement entendu comme ça. Ce qui explique pourquoi, Paul Biya faisait partie de la délégation qui est allée lui demander de rester à la tête du parti. Maintenant, on peut se demander quels ont été les ressorts secrets de cet habillage, le président Biya étant encore en vie, lui seul peut répondre à cette question.

Avez-vous le sentiment que le président Ahidjo a regretté par la suite d’avoir  démissionné?
Je crois qu’il a regretté car lorsqu’il s’est exilé en France, vous savez comment il a traité son successeur. C’était des qualificatifs qui n’étaient pas très acceptables mais qui exprimaient une certaine amertume. Il faut considérer que le président Biya et le président Ahidjo s’étaient entendus pour que le pays soit géré de la manière dont il a été pendant les trois ou quatre premiers mois suivant sa démission. Je crois que le président Ahidjo a déchanté. Il ne s’attendait pas à ce que ça se passe comme ça. Il faut peut-être avouer que le président Mitterand était passé par là parce que quand Mitterand arrive au pouvoir, l’une de ses premières destinations à l’étranger, ça a été le Cameroun. Et vous vous souvenez qu’au Cameroun, il a dit au président Biya à l’Assemblée nationale que « monsieur le président, la France se sent à l’aise avec vous ». La France a ainsi adoubé le président Biya et l’a certainement encouragé à se débarrasser de son prédécesseur qui, pour la France, n’avait plus rien à faire à la tête de l’Etat du Cameroun

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