Derrière la mort présumée d’al-Baghdadi, une guerre d’influence entre Washington et Moscou ?

Alors que le conflit syrien devient, pour Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE, «une guerre de vitesse et d’image», la Russie en annonçant la mort possible du chef de Daesh, dame le pion aux Etats-Unis, critiqués pour l’utilisation de phosphore blanc.

Emmanuel Dupuy est président de l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe). Spécialiste des questions de sécurité européenne et de relations internationales, il a notamment été conseiller politique auprès des forces françaises en Afghanistan.

RT France : La Défense russe a annoncé que le chef de Daesh Abou Bakr al-Baghdadi aurait été tué lors de l’une de ses frappes le 28 mai dernier. Si cette information se révélait exacte, quelles en seraient les conséquences pour l’organisation terroriste ?

Emmanuel Dupuy (E. D.) : Il faut évidemment prendre toutes les précautions possibles concernant cette information. Il y a déjà eu, précédemment, plusieurs annonces faisant état de sa mort. Plusieurs analystes disaient d'ailleurs qu’Abou Bakr al-Baghdadi ne se trouvait pas à Raqqa mais à Mossoul, et d’autres sources parlaient du fait qu’il avait quitté Mossoul en mars dernier pour aller se réfugier dans la zone désertique au nord de l'Euphrate, accréditant l'idée qu'il serait revenu en Syrie. D'autres sources, encore, le localisaient dans la région d'Abou Kamal, frontalière de l'Irak et de la Syrie. Néanmoins, cette annonce du décès du chef et fondateur de Daesh reste importante car elle semble étayée par les déclarations du porte-parole du ministère de la Défense russe, Igor Konachenkov et corroborées par des images de maisons détruites, fournies par l'état-major russe et qui semblerait indiquer, que non seulement Abou Bakr al-Baghdadi aurait été éliminé, mais aussi que pas loin de trente chefs de l'EI et de 300 terroristes de l’organisation l’auraient été avec lui.

Il y a ainsi une sorte de guerre de l’image quant à celui qui, des Etats-Unis ou de la Russie, combattra avec le plus de diligence et d'efficacité le terrorisme fondamentaliste


Cette déclaration a d’ailleurs lieu à un moment très particulier, la coalition menée par les Etats-Unis étant pointée du doigt pour l’utilisation de munitions au phosphore blanc (interdites par la Convention onusienne de 1980 sur les armes et mines antipersonnelles) à Mossoul. On voit bien qu’il y a ainsi une sorte de guerre de l’image quant à celui qui, des Etats-Unis (et de la coalition de plus de 60 pays qui l'accompagne) ou de la Russie (soutenue par l'Iran, aux côtés des forces syriennes et du Hezbollah), combattra avec le plus de diligence et d'efficacité le terrorisme fondamentaliste. Cette guerre médiatique se focalise actuellement sur les batailles de Mossoul et de Raqqa. Cela se voit dans la configuration des forces sur les deux fronts. La bataille de Mossoul est menée et organisée conjointement par les forces armées irakiennes (à l'instar de la neuvième division blindée et des forces spéciales qui subissent de très lourdes pertes) et des milices chiites irakiennes du Hashd (Unités de Mobilisation Populaire) ainsi que des unités liées à l’Iran (à l'instar de la Brigade Al Qods, brigade des forces spéciales du Corps des Gardiens de la Révolution, dirigée par le général Qassem Souleimani).


A Raqqa, la configuration est toute autre, puisque ce sont les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) soutenues et entraînées par les forces spéciales américaines qui sont en train de mener l'offensive contre le bastion de Daesh, alors que les forces pro-régime syrien et leurs alliés du Hezbollah libanais, se sont-elles focalisées sur la partie ouest de la province et la ville de Deir Ezzor, et ce, afin d'empêcher la continuité géographique entre Kurdistans syrien, irakien et iranien.

Si d’aventure une frappe russe était venue tuer le chef de l’Etat islamique alors même que la coalition internationale est en train de lancer le combat sur la ville de Raqqa, cela prouverait que le timing de l'annonce russe n'est pas anodin. Tout comme la «mise en scène» des frappes, qui, photographies à l'appui, tendrait à prouver l'efficacité du raid aérien mené par Moscou, alors que, récemment, des accusations de dommages collatéraux sont venues entacher les frappes américaines, comme ce fut le cas à Toukhar, au nord-est d’Alep en juillet 2016, où un bombardement de la coalition avait provoqué la mort d'une dizaine de civils. 

On assiste en Syrie à une sorte de guerre territoriale et ce, en vue des prochains rounds de négociations internationales

RT France : La Russie a souvent été accusée par la coalition internationale de ne pas bombarder les positions de Daesh en Syrie. Cette annonce pourra-t-elle faire taire ces accusations et permettre une collaboration plus étroite dans la lutte contre le terrorisme ?

E. D. : Moscou, depuis le début de son intervention, en septembre 2015, ne cesse de dire qu’elle ne combat pas uniquement Daesh mais l’ensemble des organisations terroristes présentes sur le territoire syrien (Ahrar al-Cham, Jabhat Fatah al-Sham…). Par ailleurs, Moscou, sans doute suite à un «deal» avec Ankara, semble moins encline à soutenir les Unités de protection du peuple (YPG kurde), notamment depuis que Washington a indiqué vouloir les armer, au grand dam des Turcs. Il est donc probable que la Russie apparaisse en porte-à-faux sur cette question, ne voulant pas à nouveau se fâcher avec la Turquie.

Cependant, il y a un autre élément qu’il faut garder à l’esprit : on assiste en Syrie à une sorte de guerre territoriale et ce, en vue des prochains rounds de négociations internationales (Astana et Genève).  Chaque acteur est en train d’essayer de gagner le maximum de territoires pour faire valoir ses exigences à la table des négociations. On voit d’un côté un camp américain qui vise à libérer la province de Raqqa – on n’en est qu’au tout début car c’est une zone à peu près aussi grande que l’Ile-de-France. De l’autre se dessine un front syro-iranien qui cherche à avancer vers la frontière irakienne en direction d’al-Tanaf afin de récupérer la zone qui fait la jonction entre les frontières de la Jordanie, de l’Irak et de la Syrie. L’enjeu pour le gouvernement syrien est de gagner un maximum de territoires : il lui faut être fort de sa maîtrise et gestion de zones toujours plus importantes dans les négociations de Genève (sous égide onusienne) et d'Astana (à l'initiative de la Russie, de la Turquie, de l'Iran et incluant prochainement aussi la Chine). C’est une véritable guerre de vitesse qui est en train de se jouer. D'aucuns craignent voir en cela l'élaboration de zones d'influences (au mieux) ou les prémices de la remise en cause de l'intégrité territoriale syrienne. 

Le pays qui arrivera à libérer Raqqa gagnera médiatiquement l’image de celui qui aura détruit la «tour de contrôle» des attentats qui ont endeuillé de nombreux pays européens

La question de la libération de Raqqa, bastion de Daesh, est également centrale. Le pays qui arrivera à atteindre un tel objectif gagnera médiatiquement l’image de celui qui aura détruit la «tour de contrôle» des attentats qui ont endeuillé de nombreux pays européens, dont la France. On estime que, depuis janvier 2015, Daesh a provoqué près de 75 attentats, dont la plupart ont été préparés et commandités depuis Raqqa. De leur côté, les Russes continuent de penser que tous les groupes armés terroristes, même Raqqa libérée, doivent être éliminés. Il y a une raison évidente à cela : éviter que ces cellules ne s’éparpillent, ne s’étendent à d’autres zones géographiques et ne nuisent à la stabilité du voisinage russe, et notamment à l’Asie centrale, voire aux ressortissants russes (comme en témoigne la destruction du vol A321 dans le Sinaï égyptien).


De nombreux experts estiment que si Daesh est détruit géographiquement en Syrie ou en Irak, l’organisation pourrait se reconstituer et se remobiliser dans d’autres territoires. L’offensive conjointe du réseau Haqqani et de Daesh en Afghanistan, il y a deux semaines, montre qu’un autre front est en train de se recréer en Afghanistan et qui, par extension vise à recréer le Califat du «Turkestan oriental» en Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan et Kirghizistan. On avait déjà observé, il y a quelques mois, ce phénomène de «métastases» de cellules de Daesh, en Libye après la lutte efficace menée contre les bastions de Daesh à Derna, Syrte et Benghazi. On observe aujourd’hui le même phénomène avec la reprise de l’offensive de Daesh aux Philippines, sur l'ile de Mindanao. 

La question terroriste dépasse néanmoins largement celle de l’avenir de Daesh

RT France : Malgré la disparition potentielle de son chef et les combats qui ont lieu dans ses deux bastions, l’influence de Daesh n’est pas prête de s’éteindre selon vous ?

E. D. : Les troupes de Daesh ont été réduites de manière considérable. Les trois coalitions (la russo-irano-syrienne, la coalition internationale menée par les Etats-Unis, et celle qu'appelait encore de ses vœux, l’Arabie Saoudite, le 20 mai dernier, par la voix du roi saoudien Salman ben Abdelaziz Al Saoud) ont réduit à néant la capacité de Daesh de sortir des territoires que l’organisation possède encore, notamment la médina de Mossoul – pour combien de temps encore ? – et Raqqa. 

La question terroriste dépasse néanmoins largement celle de l’avenir de Daesh, car d’autres organisations terroristes ont fleuri dans la région. De ce point de vue là, les Russes ont été très clairs en disant qu’ils frapperaient l’ensemble des organisation terroristes, que cela soit Al-Nosra devenu Jabhat Fatah al-Sham ou d’autres organisations, liées à Al Qaïda et mobilisées contre le régime syrien. On voit bien qu’il y a de la part de la Russie vocation de montrer que la lutte contre le terrorisme ne s’arrêtera pas à l’éradication de Daesh.

Le chef de l’état major russe, Valéri Guérassimov, a d'ailleurs répété, le 6 juin dernier, à l'occasion d'une importante réunion en Turquie des chefs d'état-major turc, américain et russe, que, peu importe si Abou Bakr Al-Baghdadi était éliminé, le combat ne serait pas terminé. Son «alter-égo» américain, le général Joseph Dunford a rajouté, à cet effet, que la plupart des adjoints d’Abou Bakr al-Baghadi avaient, de toute façon, déjà été éliminés, s'en attribuant, du reste, une certaine forme de «paternité» [à ces disparitions].

La fin territoriale de Daesh ne signifie pas que l’organisation est morte

Il y a une sorte d’intérêt commun aux Américains et Russes – sans oublier les Français – à la neutralisation des membres influents de Daesh. Les Américains se félicitent que les opérations menées contre le leadership de Daesh aient eu comme effet d’«assécher» la mobilisation des candidats au djihad venus d’Europe ou d’ailleurs. Daesh est ainsi une organisation totalement encerclée, tant en Syrie qu'en Irak : l’ensemble de ces infrastructures sont méthodiquement bombardés : à Raqqa et à Mossoul aujourd'hui, à Palmyre et Ramadi hier ; ses principaux chefs sont abattus par drones et missiles ; les djihadistes étrangers sont visés par les forces spéciales occidentales présentes sur le théâtre d'opération. Et, enfin, comme plusieurs médias s'en sont fait l'écho récemment, sa source de financement principale, l'exportation du pétrole, est démantelée.


Néanmoins, la fin territoriale de Daesh ne signifie pas que l’organisation est morte… C'est sur cette base, que les coalitions internationales (occidentale, arabe, russo-iranienne) pourront œuvrer de concert pour passer du contre-terrorisme – dans son approche sécuritaire et militaire – à une lutte à la dimension «plus globale» contre le terrorisme. A moins que les tenants d’une ligne dure à Washington ne souhaitent engager sur le territoire syrien la lutte contre le Hezbollah provoquant de facto une tension insupportable entre Washington, Moscou et Téhéran.

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