Les forces de sécurité irakienne ont repris Kirkouk sans rencontrer de résistance majeure. Reuters/Str |
Comment expliquer la reprise si rapide de la ville de Kirkouk par l’armée irakienne aux forces armées kurdes?
Il n’aura pas fallu longtemps, après la chute de Daech, pour que les alliés d’hier se déchirent en Irak. Trois semaines après le référendum unilatéral sur l’indépendance des autorités kurdes d’Erbil, Bagdad a repris en quelques heures le contrôle d’une grande partie de la ville de Kirkouk.
Le gouvernement irakien de Haider al-Abadi a mis à exécution ses menaces: reprendre aux Kurdes l’une des plus grandes villes d’Irak, dont les environs regorgent de pétrole. Bagdad a envoyé ses chars après avoir intimé aux peshmergas, les combattants kurdes, de se cantonner aux positions qu’ils détenaient avant la percée de Daech en 2014. Pourquoi cette ville fait-elle l’objet d’une telle crispation, et pourquoi est-elle tombée si vite?
Une bataille démographique et politique
Kirkouk, 1,6 million d’habitants, c’est “notre Jérusalem”, disait le défunt président irakien Djalal Talabani, qui y a passé sa jeunesse, en allusion au caractère multiethnique -Kurdes, Arabes, Turcomans- et multiconfessionnel de cette ville qui abritait des sunnites, des chiites et des chrétiens chaldéens, yézidis…
La majorité de la population a longtemps été kurde, mais la démographie de Kirkouk a été bouleversée à plusieurs reprises: avec l’arrivée de travailleurs arabes à la faveur de la découverte des gisements pétroliers (40% des réserves du pays) dans les années trente d’abord. Puis, afin de contrecarrer le particularisme kurde, le régime baasiste organise l’installation de population arabe dans les années 1960 et 1970.
A la chute de Saddam Hussein en 2003, les Kurdes jouissent d’une relative autonomie au Kurdistan irakien, sous le parapluie américain. Ils mettent alors en oeuvre une “kurdification” de cette ville située dans les “territoires disputés” (carte ci-dessous) entre Erbil et Bagdad. “Quelque 800 000 Kurdes s’y installent”, explique Arthur Quesnay, chercheur à l’Université Paris I.
Les ‘territoires disputés” entre l’Irak et le Kurdistan autonome. © Institut kurde de Paris |
Enfin la prise de contrôle d’une large partie de l’Irak par le groupe Etat islamique, en 2014, chasse des centaines de milliers d’habitants arabes des zones voisines vers Kirkouk. Environ 300 000 d’entre eux s’établissent dans la ville et 80 à 100 000 sont installés dans des camps à l’extérieur.
De quoi rendre encore plus inextricable le sort de Kirkouk dont le statut a été laissé en suspens en 2005 lors de la rédaction d’une nouvelle constitution, sous tutelle américaine, tant elle apparaissait complexe. Il était prévu que les habitants choisissent leur destin par un référendum sans cesse reporté: rester sous l’autorité de Bagdad, rejoindre le gouvernement autonome du Kurdistan, ou opter pour une semi-autonomie.
Lorsqu’au printemps 2014 l’armée irakienne est mise en déroute par l’EI, les forces kurdes en profitent pour prendre le contrôle militaire et policier de la ville. Y seraient-ils encore si Massoud Barzani n’avait provoqué le pouvoir central avec son référendum?
Pas sûr. L’offensive lancée dimanche par l’armée irakienne était prévisible, juge Arthur Quesnay. “Bagdad avait annoncé son intention de reprendre le contrôle de Kirkouk une fois que les principales villes tenues par l’EI seraient tombées.”
Les Kurdes minés par les divisions
La faible résistance des peshmergas s’explique quant à elle par les divisions dans le camp Kurde, anciennes et plus récentes. De longue date, deux groupes rivaux se partagent le Kurdistan irakien: le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), de Massoud Barzani, président de la région autonome, et l’Union patriotique du Kurdistan de Djalal Talabani (UPK), ex-président irakien, décédé il y a deux semaines, dont Kirkouk est le fief.
La volonté de Barzani d’organiser un référendum sur l’indépendance du Kurdistan, le 25 septembre, a contribué à diviser l’UPK: une partie de ses membres soutenaient le scrutin, l’autre préférant maintenir le dialogue avec Bagdad.
“Barzani a profité de la menace djihadiste pour se maintenir au pouvoir, malgré un mandat depuis longtemps expiré, commente Arthur Quesnay. En manque de légitimité politique, il s’est servi du nationalisme kurde pour faire du référendum sur l’indépendance un plébiscite en sa faveur. Conscient de cette manoeuvre, Talabani et son entourage s’y opposaient”. Le référendum a quand même eu lieu, mais “organisé sans aucun observateur extérieur, il est dénué de toute crédibilité”, assure l’expert.
C’est dans ce contexte que “l’UPK a décidé de retirer ses peshmergas de Kirkouk, facilitant la tâche de l’armée irakienne”, ajoute le chercheur qui souligne par ailleurs la nette supériorité militaire de l’armée irakienne, restructurée pour combattre l’EI.
Le rôle des Etats-Unis et de l’Iran
Quel rôle ont joué les forces extérieures dans ces affrontements? Les Etats-Unis, qui ont armé aussi bien les peshmergas que l’armée irakienne dans la lutte anti-djihadiste, “ont sans doute fermé les yeux, avance Arthur Quesnay, leur préoccupation première est la lutte contre l’EI.” La coalition internationale anti-djihadistes s’est contentée d’exhorter Bagdad et les Kurdes à “éviter une escalade.
“Barzani a-t-il cru avoir l’oreille de Trump après la visite de son gendre Jared Kushner l’été dernier, s’interroge un spécialiste de la région. Sauf que ce sont Rex Tillerson et James Mattis, les secrétaires d’Etat et à la Défense qui gèrent le dossier irakien”.
Puissant allié du gouvernement de Haider al-Abadi, Téhéran a pour sa part pesé de tout son poids en faveur de l’intervention. L’Iran qui, comme la Turquie, compte une minorité kurde, a clairement manifesté son hostilité au séparatisme. Et “le chef des Gardiens de la révolution Qassem Soleimani, était à la manoeuvre pour convaincre l’UPK de lever la garde”, poursuit le connaisseur de l’Irak.
L’assaut sur la ville a provoqué l’exode de milliers d’habitants kurdes en direction du Kurdistan autonome. Le retour de Kirkouk dans le giron de Bagdad semble s’être produit sans grave effusion de sang. Une manière pour le gouvernement de Haider al-Abadi, de laver l’humiliation de 2014, et de dégonfler au passage le mythe de l’invincibilité des peshmergas cher à certains lobbyistes.