Libye: Malgré la menace de l’EI, Syrte tente de se reconstruire

 
Abdallah Boujazzia, 21 ans, a rouvert sa poissonnerie dès la fin de la guerre. Il s’estime chanceux qu’elle n’ait pas été détruite (Maryline Dumas/MEE)

Une grande partie des habitants sont rentrés chez eux. Au milieu des ruines, causées par sept mois de combats face à l’EI, ils tentent de reconstruire leur ville

SYRTE, Libye – En cette fin d'après-midi de septembre, les hommes s'engouffrent dans un bâtiment du boulevard principal de Syrte. L'équipe de foot locale, appelée Khalij (la baie), va accueillir son deuxième match amical depuis la libération de la ville en décembre dernier. Le stade de la ville a été détruit, c'est sur le terrain d'entraînement – qui servait de pré au bétail pour le groupe État islamique (EI) – que le match aura lieu. L'herbe est mauvaise, le terrain est petit, le jeu est lent et le ballon rebondit au gré des bosses. Peu importe. Le symbole est là.

Parmi les quelques dizaines de spectateurs, Fadhel Aguila est très fier d'assister à ce match : « Pendant un an, nous avons été des déplacés, des réfugiés dans notre propre pays. À notre retour, il n'y avait plus rien. Nous n'avions jamais pensé que la situation allait s'arranger aussi vite. Regardez, il n'y a même pas besoin de police pour le match », explique-t-il à MEE.

   

« Nous n'avions jamais pensé que la situation allait s'arranger aussi vite. Regardez, il n'y a même pas besoin de police pour le match »

    – Fadhel Aguila, supporter

Ali Emsameen, qui a combattu pour libérer sa ville, assure à MEE que la situation sécuritaire à Syrte est bonne. « Nous avons mis en place une force de sécurisation en collaboration avec la chambre des opérations militaires. Elle est composée principalement de deux brigades de la ville. La police de renseignement a recommencé à travailler. Et les forces de Bunyan al-Marsous [groupes de Misrata et d'autres villes libyennes qui ont libéré Syrte] sont aux frontières de la ville, prêtes en cas de souci. »

Sous couvert d'anonymat, un habitant précise : « Nous surveillons tout. Si on voit un membre de l'EI revenir, il sera dénoncé. Les familles qui ont été trop proches de Daech ne sont pas prêtes de revenir… » Le danger de l'EI n'est pourtant pas complètement écarté.

Si le centre-ville de Syrte n'a pas connu de problème sécuritaire depuis sa libération, la menace ne s'est clairement pas évanouie : des cellules de l'EI se déplacent dans le désert tout proche. Les 22 et 26 septembre, l'armée américaine a bombardé des positions de l'EI au sud-est de la ville tuant quelques dizaines de combattants.

La présence des islamistes armés dans la région remonte à la révolution. Marginalisée, car considérée comme le fief de Mouammar Kadhafi, la cité bordant la Méditerranée voit monter en puissance Ansar al-charia. Un groupe qui viendra ensuite nourrir les rangs de Daech.

En février 2015, l'EI prend possession de quelques bâtiments. Pour marquer les esprits, une vidéo, montrant l'exécution de 21 chrétiens – vingt  Égyptiens et un Subsaharien – sur une plage, est publiée. Les corps des victimes ont été retrouvés dans un charnier au début de ce mois d'octobre.

 
Une image publiée par l'agence de presse de propagande islamiste Welayat Tarablos le 18 février 2015 montre l'EI en train de défiler à Syrte (AFP)

L'EI étend, peu à peu, son influence. Jusqu'à contrôler l'ensemble de la ville dès juin 2015 et plus de 200 kilomètres de côtes de cette région au centre-nord de la Libye. Plus ou moins acceptée au début par une population oubliée du pouvoir central, l'organisation met rapidement en place ses propres règles, exécutant les opposants et poussant les civils à fuir.

Après des mois d'atermoiements, les forces loyales au Gouvernement d'union nationale (GNA) de Tripoli, reconnu par la communauté internationale, lancent l'opération Bunyan al-Marsous le 12 mai 2016. En décembre 2016, sept mois et quelque 700 morts parmi les forces libyennes plus tard, Syrte est officiellement libérée.

Revenus malgré tout

Pendant cette période trouble, Mahmoud Emsameen s'installe dans la ville voisine de Misrata. Là-bas, le père d'Ali avait été désigné responsable des réfugiés. À l'époque, il demandait aux journalistes de ne pas divulguer son nom de famille. Aujourd'hui, il n'a plus peur. Son seul souci est de reconstruire sa ville, à l'image de sa maison, en pleins travaux après avoir été incendiée.

Mahmoud Emsameen estime que 60 à 70 % des familles sont rentrées chez elles. « Les habitants de Syrte tiennent leur ville à bout de bras. Beaucoup sont rentrés, après l'accord des autorités, en mars. Ils ont rouvert les magasins, repris leurs activités pour donner de la vie à la ville. »

 
Malgré les dégâts dans la ville, les habitants ont tenu à rentrer chez eux et ramener un peu de vie (Maryline Dumas/MEE)

Au volant de sa voiture, le père de famille fait le tour des quartiers résidentiels, indiquant du doigt à MEE les maisons à nouveau habitées. Le quartier numéro 1, dernier bastion de l'EI dans la ville, est le plus détruit.

« Les gens sont revenus malgré tout. Certains ont pu réparer rapidement leur maison, d'autres en ont condamné une partie et vivent seulement dans quelques pièces. Les personnes dont l'habitation a été totalement détruite doivent louer. »

  

  « Les habitants de Syrte tiennent leur ville à bout de bras. Ils ont rouvert les magasins, repris leurs activités pour donner de la vie à la ville »

    – Mahmoud Emsameen, un habitant de Syrte

C'est le cas d'Abdallah Boujazzia, 21 ans. Pour se loger avec toute sa famille à quelques rues de sa maison bombardée par un avion, il débourse chaque mois 700 dinars (432 euros). Le jeune homme ne se plaint pas : la poissonnerie qu'il tient avec ses frères est encore debout, tout comme leur bateau de pêche.

« Nous arrivons à vivre correctement, grâce à notre magasin. Nous sommes la seule poissonnerie pour le moment. Les gens viennent de tous les quartiers pour acheter ici. Parfois, nous envoyons même la marchandise à Misrata ou à Tripoli », explique le jeune homme dont le commerce, en plein cœur du quartier numéro 1, est entouré de bâtiments dentelés par les balles.

Au sud du centre-ville, Rabia, n'a guère envie de parler à une journaliste mais il accepte, sous la pression de Mahmoud Emsameen. A-t-il encore peur de l'EI ? Ou en veut-il aux Occidentaux, aux Français notamment, d'avoir soutenu la révolution de 2011 qui a mis fin au règne de Mouammar Kadhafi, l'enfant du pays ?

Rabia, qui se donne pour nom de famille « Le vert » (couleur de l'ancien régime), ne répond pas à MEE sur ce sujet. Il explique, en revanche, avoir déboursé 32 000 dinars (19 754 euros) pour remettre sa maison en état. « Des gens de Daech s'était installés à l'intérieur. En partant, ils ont mis le feu. »

« Il faut se remettre sur pied, c'est tout »

Les membres de l'EI auraient tenté de dissimuler leurs mouvements grâce à d'épaisses fumées s'échappant des bâtiments incendiés. Père de deux enfants qui reprendront l'école normalement dans les prochains jours, Rabia a puisé dans ses économies, sans attendre une quelconque – mais très improbable – aide de l'État libyen.

Comme beaucoup de ses compatriotes, il est fataliste et ne se pose guère de questions. « Il faut se remettre sur pied, c'est tout. » Il a rouvert son magasin de téléphones et tablettes dès la fin de la guerre. Avec une petite nouveauté : « Comme les gens n'ont pas de liquidités, j’ai lancé un nouveau créneau : la vente de téléphones d'occasion. » Et cela fonctionne, les clients entrent et sortent du magasin dans un flux continu alors qu'il y a un an, la ville n'avait ni réseau téléphonique, ni électricité.

   

« Regardez les vêtements de femmes là-bas. Daech interdisait les couleurs et les motifs. Il y a encore un an, ce rayon, ce n'était que des habits noirs »

    – Omran, vendeur

Sur le boulevard principal, les voitures circulent normalement. Des hommes décorent des véhicules pour un mariage en ce jeudi de septembre. Traditionnellement, c'est le dernier jour des festivités, celui où la mariée quitte définitivement la maison de ses parents pour rejoindre celle de son époux. L’activité des magasins de vêtements revient également à la normale.

Omran, un vendeur, est heureux de le montrer à MEE : « Regardez les vêtements de femmes là-bas. Nous avions dû les retirer. Daech interdisait les couleurs et les motifs. Il y a encore un an, ce rayon, ce n'était que des habits noirs. »

Les souvenirs noirs ne sont pourtant pas loin : sur les murs de la ville, les sigles de Daech sont encore visibles, même si certains ont été recouverts de peinture à la hâte. Faits au pochoir, ils indiquaient que le commerce vendait des produits halal et s'acquittait bien de la taxe auprès de l'EI.

Syrte aspire aujourd'hui à la normalité. Mais les traces évidentes de son lourd passé seront difficiles à oublier. Le 26 septembre, la ville devait accueillir l'équipe de foot de Beida pour un premier match à domicile dans le cadre de la ligue libyenne. L'équipe visiteuse a refusé de se rendre à Syrte, évoquant des problèmes logistiques et sécuritaires.

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