EXCLUSIF : Des humanitaires britanniques travaillant en Syrie ont été déchus de leur nationalité

 
Des personnes transportent des matelas dans un camp pour des déplacés internes dans la province de Idleb (Reuters) Simon Hooper’s picture

Des humanitaires affirment se retrouver bloqués en Syrie. La secrétaire d'État à l'Intérieur a jugé qu’ils « représentaient un risque pour la sécurité nationale du Royaume-Uni »

Le gouvernement britannique est en train de déchoir de leur nationalité des humanitaires britanniques, a appris Middle East Eye.

Au moins deux humanitaires, basés au nord de la Syrie, se sont vus retirer leur nationalité au motif qu'ils « représentent un risque pour la sécurité nationale du Royaume-Uni », selon des lettres envoyées récemment à leurs familles par la secrétaire d'État à l'Intérieur, Amber Rudd.

Dans un autre cas, un volontaire ayant fourni de l'aide en Syrie et travaillé sur des projets caritatifs aurait été « impliqué dans des activités liées au terrorisme » et à « des activités islamistes extrémistes ».

Les trois personnes concernées disent n'avoir jamais combattu en Syrie et aucune n'a été accusée d'une quelconque infraction au Royaume-Uni en relation avec une activité dans le pays. MEE a choisi de ne pas révéler leur identité car tous les trois sont en train de s'organiser pour faire appel et être réhabilités dans leur citoyenneté.

Ils nient avoir un quelconque lien avec des groupes de combattants, bien que la région dans laquelle ils ont travaillé sur des projets humanitaires comprend une zone dans la province de Idleb où plusieurs versions d'Hayat Tahrir al-Cham (HTS), le groupe autrefois affilié à al-Qaïda ont mené des opérations pendant plusieurs années.

Tous les trois possèdent des enregistrements prouvant qu'ils travaillaient bien comme humanitaires et qu'ils étaient en lien avec de nombreuses organisations humanitaires et caritatives reconnues au Royaume-Uni et ailleurs pour faciliter le passage de ravitaillement dans les régions aux mains des rebelles, et pour aider à gérer des structures pour les Syriens déplacés à l'intérieur du pays.

« Associé à un groupe affilié à al-Qaïda »

Une des personnes ciblées affirme à MEE que selon la lettre envoyée à sa famille, il était considéré comme « associé à un groupe affilié à al-Qaïda ».

« Je suis un travailleur humanitaire. Tout ce que je fais est transparent. Ils croient que je suis affilié à al-Qaïda, ce qui est ridicule », affirme-t-il. « Nous risquons notre vie chaque jour pour aider des gens et ils nous taxent de terroristes. »

Jahangir Mohammed, un consultant qui travaille avec des associations caritatives au Royaume-Uni qui envoient de l'aide en Syrie souligne que le fait que les humanitaires mènent des opérations dans la même région où se trouvent des groupes armés ne signifie pas pour autant qu'ils sont « associés » à ces combattants.

« Clairement, il y a 200 associations caritatives actives dans cette partie de la Syrie et elles entrent en contact avec les combattants. En réalité, il existe des autorités civiles distinctes et des réseaux qui travaillent avec ces associations. Si les combattants entravaient l'aide, ils se mettraient à dos la population, et ils ne prendraient pas ce risque », assure Mohammed.

Par ailleurs, il souligne qu'une autre organisation humanitaire opérant dans la même région, la Défense civile syrienne, aussi connue sous le nom de Casques blancs, reçoit des fonds du gouvernement britannique.

   

« Si je suis une menace simplement parce que je suis allé en Syrie, alors tout ce qu'ils font, c'est criminaliser la compassion »

    -Un humanitaire britannique

« Dans les conflits, la propagande contre les humanitaires et les associations caritatives est fréquente. Même les Casques blancs sont régulièrement accusés d'être affiliés à al-Qaïda. Il est nécessaire que les associations caritatives, les autorités et les journalistes soient capables de distinguer les faits de la propagande. »

Un des humanitaires explique à MEE avoir été autorisé à voyager à plusieurs reprises entre le Royaume-Uni et la Syrie, plus tôt au cours du conflit, malgré plusieurs interrogatoires menés par la police antiterroriste sur son activité dans les ports et les aéroports.

Mais il précise que sa citoyenneté lui a été retirée alors qu'il avait quitté le Royaume-Uni pour une période prolongée.

« À l'époque, on ne me considérait pas comme une menace. Et maintenant que je ne suis pas dans le pays, j'en suis une. Si je suis une menace simplement parce que je suis allé en Syrie, alors tout ce qu'ils font, c'est criminaliser la compassion. »

« Exil moyenâgeux »

Au Royaume-Uni, la déchéance de nationalité est très controversée et juridiquement contestée. Liberty, une association de défense des libertés civiles, la décrit comme « une marque de fabrique des régimes oppressifs et désespérés », et l'avocat des droits de l'homme Gareth Pierce parle d'une procédure comparable à une plongée dans un « exil moyenâgeux ».

Mais l'utilisation d'ordonnances de privation, dont les détracteurs regrettent qu'elles soient systématiquement émises lorsqu'une personne se trouve hors du pays, a résisté à l'examen de la cour européenne des droits de l'homme, où plus tôt dans l'année, des juges ont rejeté l'appel d'un citoyen britannique né au Soudan. Ce dernier disait que la perte de sa nationalité en lien avec des affaires terroristes était discriminatoire et violait son droit à avoir une vie de famille.

Selon le British Nationality Act (loi britannique relative à la citoyenneté britannique), qui définit les circonstances dans lesquelles une personne née au Royaume-Uni peut être déchue de sa nationalité, le secrétaire d'État peut avoir recours à ce pouvoir seulement si les circonstances montrent que la déchéance « relève de l'intérêt général » et qu'en faisant cela, la personne ne se retrouve pas apatride.

Les deux humanitaires qui se trouvent actuellement en Syrie sont nés au Royaume-Uni et affirment qu'ils ne se considèrent pas citoyens d'un autre pays, même si l'origine de leurs parents leur permettrait de prétendre à une autre citoyenneté. Ils affirment qu'ils se retrouvent maintenant, dans les faits, apatrides dans une zone de guerre, sans issue juridique.

Sollicité pour clarifier la façon dont le gouvernement détermine si une personne peut faire l'objet d'une déchéance de nationalité, un porte-parole du Bureau de l'Intérieur a répondu qu'une « série de vérifications » avait été faite.

« Cela peut comprendre, par exemple, l'examen de la situation personnelle d'un individu et une recherche dans les lois sur la nationalité dans le pays concerné », a précisé le porte-parole.

« La loi exige que cette action soit menée à la condition que la personne concernée ne se retrouve pas apatride. Cela s'étend aux personnes qui sont peut-être nées au Royaume-Uni, mais qui possèdent une autre nationalité, par exemple, à travers l'un de ses parents. »

« Cour secrète »

Tous les trois demandent que leur nationalité britannique soit rétablie, mais ce processus est compliqué par le fait que le gouvernement a refusé de révéler la totalité des informations sur lesquelles il a fondé ses décisions.

Dans les trois affaires, Rudd a écrit que les décisions avaient été prises « en partie sur des informations qui, à [son] avis, ne devraient pas être rendues publiques dans l'intérêt de la sécurité nationale et parce que leur divulgation serait contraire à l'intérêt général ».

Les appels dans les affaires de déchéance de la nationalité sont initialement entendus par la Commission spéciale des recours en matière d'immigration (SIAC), une salle sans fenêtre en sous-sol, située dans une rue derrière la Cour royale de justice de Londres, qui a été qualifiée de « cour la plus secrète » d'Angleterre.

La SIAC traite principalement des affaires de sécurité nationale dans lesquelles les appelants et leurs avocats ne sont pas autorisés à voir tous les éléments de preuve présentés contre eux par les services de sécurité.

Au lieu de cela, des avocats approuvés par le gouvernement, connus sous le nom d'avocats spéciaux, sont nommés pour les représenter, mais ils ne peuvent pas parler avec l'appelant ou son équipe juridique de ce qu'il est convenu d'appeler le « dossier confidentiel » de l'affaire.

Les documents partagés par le gouvernement avec l'un des avocats des humanitaires dans le cadre du processus d'appel comprenaient plusieurs pages sur lesquelles chaque mot avait été expurgé

Le matériel expurgé présenté par le gouvernement dans les cas de déchéance de nationalité comprend des pages dans lesquelles chaque mot est noirci.
Le processus est d'autant plus compliqué que tous les appelants se trouvent hors du pays et dans l'incapacité de retourner au Royaume-Uni, et que la résolution des trois affaires pourrait prendre des années.

Un avocat ayant une expérience du processus SIAC explique à MEE que se battre dans de telles affaires est incroyablement frustrant en raison des difficultés liées à la constitution d'un dossier au nom d'un client interdit de retour au Royaume-Uni, et qui n'est peut-être même pas en mesure de rencontrer son équipe juridique en personne.

« Le fait que vous ne pouvez pas parler au [client] en personne est incroyablement difficile. Vous ne pouvez pas avoir de conversations sur des documents expurgés par téléphone. Vous devez le faire face à face », souligne l'avocat.

« Ne jamais rentrer à la maison »

Le gouvernement britannique a souligné son utilisation de plus en plus fréquente du pouvoir de déchéance de la nationalité en raison de la menace que représentent les combattants britanniques revenant de Syrie après l'effondrement du groupe État islamique (EI), qui a rallié un nombre important de ressortissants occidentaux à sa cause.

Un article publié dans le Sunday Times en juillet indiquait que « plus de 150 djihadistes et autres criminels ont été déchus de leur nationalité et interdits de retour en Grande-Bretagne » par crainte d'un « afflux de militants de Syrie ».

« Il y a énormément de personnes que nous avons trouvées qui ne rentreront jamais à la maison », reconnaît une source sécuritaire.

Toutefois, Matthew Gibney, professeur de politique et de migration forcée au Refugee Studies Centre de l'Université d'Oxford, a estimé que ces chiffres étaient exagérés car le journal semblait également avoir inclus des ordonnances de déchéance de la nationalité pour des raisons autres que la sécurité nationale, telles que la fraude et la confiscation de passeport.

   

« Parmi les pays occidentaux, le Royaume-Uni se distingue comme le pays où la nationalité est, pour un grand nombre de personnes, la plus précaire »

    – Matthew Gibney, professeur de politique et de migration forcée

Les chiffres officiels les plus récents indiquent que 33 personnes ont été déchues de la nationalité britannique au motif que cela était « favorable à l'intérêt général » entre mai 2010 et décembre 2015. Quatre de ces affaires dataient de 2014 et cinq de 2015.

« Il est vrai qu'ils sont devenus beaucoup plus disposés à déchoir de la nationalité et à priver les gens de passeports », relève Gibney pour MEE. « Si vous voulez un chiffre plus sûr concernant ces privations, je dirais qu'il s'agit d'environ 45 à 50 cas depuis environ 2011. »

Gibney remarque que le gouvernement britannique dispose de plus vastes pouvoirs de déchéance de la nationalité que tout autre État occidental.

« La norme veut que le ministre de l'Intérieur, sans aucune sorte de décision de justice au préalable, juge que votre nationalité n'est pas favorable à l'intérêt général. »

« C'est une norme incroyablement large, et elle distingue le Royaume-Uni des pays occidentaux comme le pays où la nationalité est, pour un grand nombre de personnes, la plus précaire. »

Simon Hooper

Traduit de l’anglais (original) avec VECTranslation.

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