Tierno Monénembo : «Il n’y a pas d’intelligentsia en Afrique»

 

Tierno Monenembo, écrivain guinéen

 

Le Gabon est engagé depuis le 10 juin dernier dans une transition politique historique qui est l’objet de toutes les craintes, de toutes les interrogations mais aussi de tous les espoirs. Si l’arène politique est fortement mobilisée pour suivre à la loupe le processus démocratique de désignation du nouveau chef de l’Etat, un mutisme assourdissant plane du côté des intellectuels.

 

Exilé politique, écrivain engagé, quelle est votre appréciation du retour du politique en Afrique ?

La démocratisation est confuse, elle n’est pas brillante, mais c’est un processus irréversible et la littérature, même quand elle n’est pas engagée, est un processus d’accompagnement dans le processus démocratique et de libération puisque la lecture, l’art socialement et politiquement désengagé éclaire l’esprit et éclaire la conscience. Même si vous lisez la science fiction, il est évident que cela vous ouvre l’esprit parce que l’art est la lumière qui permet à l’esprit d’éclairer les zones d’ombres de la vie, de l’existence. Il y a beaucoup d’espaces qu’on ne peut pas expliquer par les mathématiques, par la chirurgie, par la morale, par la religion, qu’on ne peut comprendre que par l’art.

Coups d’Etat en Guinée, en Mauritanie, à Madagascar ; assassinat du président en Guinée Bissau…l’Afrique est-elle appelée à mourir ?

L’Afrique ne va pas mourir. Elle est en train de se moderniser et la modernisation n’est pas un phénomène linéaire. Il y a des allers-retours. La révolution française a abouti à la restauration, qui a abouti à la république, rien n’est linéaire, c’est normal. L’évolution de l’être humain, des sociétés, s’est faite en spirale. On part d’un point A à un point B mais en spirale, il y a des allers-retours mais en direction d’un objectif donné.

L’arrivée au pouvoir des présidents jeunes est-elle une opportunité pour donner une nouvelle direction à l’Afrique ?

Non la jeunesse ce n’est pas un métier ! C’est un état physiologique. C’est un vieillard comme Nelson Mandela qui nous a apporté quelque chose de bon en Afrique. Ce n’est pas parce que les présidents sont jeunes que de bonnes choses se feront. Ce n’est pas la jeunesse des présidents qui compte, c’est les conditions dans lesquelles ils sont arrivés au pouvoir. Quand un jeune comme au Togo arrive au pouvoir parce que son père était l’ancien président c’est une régression, ce n’est pas un progrès. C’est de l’archaïsme, de la préhistoire.

L’Afrique n’a-t-elle pas eu tort de confier sa destinée aux intellectuels ? Alors que nos gouvernants sont aujourd’hui pratiquement tous bardés de diplômes et formés en Occident, mais sont incapables ne serait-ce que de copier l’Occident pour donner à manger à leur peuple.

Ce n’est pas sûr que l’Afrique ait confié son destin aux intellectuels. Très souvent les intellectuels sont les premières victimes des systèmes politiques africains, même si étant suffisamment niés, ils ont été les architectes des systèmes qui les ont broyé, j’en parle dans les Crapauds-brousse.

Je pense que l’intellectuel africain cet un homme qui n’a pas appris à comprendre sa société, à comprendre le monde moderne, à jouer le rôle qui est le sien c’est-à-dire de faire l’interface entre la modernité et la tradition pour permettre à l’Afrique de passer ce cap difficile dans de meilleures conditions. Probablement parce qu’il n’a pas suffisamment pensé, il ne s’est pas suffisamment organisé et n’a pas suffisamment lutté.

Malheureusement il n’y a pas d’intelligentsia en Afrique, il y a des intellectuels. L’intelligentsia c’est lorsque tous les intellectuels en Afrique auront en projet un ou deux buts communs. Ils n’en ont pas pour le moment. Ils en ont eu un moment donné et donc ça a marché. Dans les années 1950 il y avait ce projet commun de l’indépendance de l’Afrique et cela a plus ou moins marché. Il y a eu des organisations qui ont joué le rôle jusqu’à un point donné avant de se scléroser complètement. La Fédération des Etudiants d’Afrique Noire Francophone (FEANF) par exemple qui dans les années 1950 a joué un rôle déterminant et positif et qui s’est sclérosé par la suite et devenu une pauvre chose stalinienne démagogique et vide de sens dans les années 1970. Malheureusement, après les indépendances, ils se sont comportés encore pire que les colonisateurs eux-mêmes. Mais en leurs temps ils ont quand même joué leurs rôles.

Comment alors créer véritablement l’intelligentsia africaine ?

Il faut déjà avoir davantage de conscience intellectuelle, de conscience politique et malheureusement je ne crois pas que les intellectuels africains soient suffisamment politisés. A partir du moment où les intellectuels passent du côté du pouvoir ils cessent d’être intellectuels, ils deviennent des ventres. D’ailleurs la plupart du temps, ceux qui collaborent au pouvoir cessent d’écrire. Ils mettent la tête de côté et ils développent le ventre.

L’Afrique a-t-elle réuni aujourd’hui tous les matériaux pour se construire sa propre natte ?

Oui mais il reste le génie de la natte. Il faut l’astuce nécessaire pour assembler tous les éléments. La natte n’est pas un produit naturel, il faut la construire. Il faut un génie politique, c’est celui là qui nous manque pour l’instant, mais il viendra.

Comment l’Afrique doit-elle donc se relever ?

Je n’ai pas la clé de l’histoire. Je sais que si les nouvelles générations tiennent compte de l’expérience, si elles tirent la leçon de l’histoire des indépendances, elles éviteront les conneries que nous avons faites depuis les indépendances. Progresser c’est tirer la leçon du passé. Mais je n’ai pas l’impression qu’on le fait en Afrique, on a tendance à répéter les mêmes erreurs. Probablement qu’un beau jour nos arrières petits fils diront «voilà ce qu’on fait nos connards d’ancêtres, nous nous ferons comme cela».

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