Cameroun. Liberté d’expression et responsabilité

C’est vrai que la liberté d’expression est le second droit fondamental de l’Homme après le droit à la vie. Tellement vrai que quand l’être naît vivant, il doit le prouver par un cri, faute de quoi il est supposé mort-né, jusqu’à ce qu’on le fasse pleurer.

Pour autant, la liberté d’expression n’est pas, et ne peut être une fin en soi. Si c’était le cas, la liberté d’expression, a fortiori pour un journaliste n’aurait absolument aucun sens, puisque sa vocation connue n’est pas de parler pour parler et pour lui-même, c’est-à-dire inutilement pour la société, mais de parler pour…quelque chose, et d’abord pour les autres et pour le bien-être de la société. D’où la problématique de l’utilité de l’information et de la responsabilité sociale.

La liberté d’expression n’est qu’un instrument intellectuel qui, grâce à sa faculté communicative, sert à dire, à expliquer, à faire faire ou ne pas faire par simple suggestion toutes sortes de choses, bref, à déterminer les comportements et à affecter les actions de ceux qui gèrent la société, et de ceux qui doivent les choisir pour cela, le tout avec comme objectif ultime, d’offrir au commun des mortels les meilleures conditions de vie possibles sur la terre.

Entre les mains d’un journaliste, qu’il en ait conscience ou non, cet instrument devient un pouvoir intellectuel si puissant par son influence qu’il peut, dans sa noble mission d’informer, d’expliquer s’il le faut, et de construire l’opinion publique, et si je puis parodier Hervé Bourges bien connu de la presse camerounaise, former ou déformer, construire ou détruire, unir ou désunir, et j’ajouterai : plaire ou nuire. Il s’en suit que l’on ne peut utiliser l’instrument sans le sens de la responsabilité qui en impose le choix du bon ou du mauvais usage de l’instrument. C’est encore à Hervé Bourges qui est tout de même un maître à penser dans le domaine, que je vais emprunter la meilleure illustration de ce que j’essaye de vous dire. Et je cite : « Dans ce monde qui se construit autour d’événements et d’émotions de portée et de retentissement planétaires, le rôle des médias est fondamental à plusieurs titres : « (…) ce sont eux qui font circuler l’information, propageant ainsi les éléments constitutifs d’un inconscient collectif mondial, dont tout laisse à penser qu’il est encore irréfléchi, non calculé, non prédéterminé. Cet inconscient collectif mondial élabore une forme d’opinion publique universelle traversée de courants contraires…(qui peut) nourrir des mouvements généreux et nobles… mais(…) qui peut également être aux prises avec des tempêtes et des déferlements irréfléchis ».

Ces propos sont publiés en 2005 dans « Sur la télé : mes quatre vérités » aux éditions Ramsay, à Paris. Pourtant, si on les rapporte aux « déferlements irréfléchis » qui ont secoué le monde, la semaine dernière, à la suite du film américain « l’innocence des Musulmans » et de la caricature du Prophète Mahomet dans le journal satirique français « Charlie hebdo », ils deviennent plus qu’actuels pour nous donner à réfléchir sur la responsabilité du journaliste, dans l’usage de ce droit dont l’humanité ne peut se passer, mais dont l’utilisateur le plus efficient est aujourd’hui le communicateur-journaliste et qui s’appelle la liberté d’expression.

Jacques Fame Ndongo, mon aimable confrère et néanmoins ministre camerounais de l’Enseignement supérieur, ne m’en voudra certainement pas de tirer de son ouvrage « Médias et enjeux des pouvoirs »,publié en 2006 sur Presses universitaires de Yaoundé, la seconde illustration du pouvoir de la presse que gère le journaliste, sans parfois le savoir. Beaucoup de Camerounais doivent sûrement se souvenir de cette phrase de Valéry Giscard d’Estaing dans son face à face  avec François Mitterrand, pendant la campagne présidentielle de 1974 lorsqu’il dit : « Mais, Monsieur, vous n’avez pas le monopole du cœur ! »

Notre cher confrère reprend donc, dans « Médias et enjeux des pouvoirs », une analyse postérieure de VGE qui remporta cette élection, et qui dans un ouvrage intitulé « Le pouvoir et la vie » dit ceci : « Les études faites par les politologues sur la campagne de 1974 ont abouti à la conclusion que la phrase que j’ai prononcée ce soir-là, m’a fait gagner aux alentours de 500 000 voix. J’ai conservé ces voix par la suite, et ce sont elles qui ont assuré ma victoire finale. En même temps, et sans le savoir, j’étais entré dans le monde de la communication moderne où, selon les spécialistes, le message doit être court, indéformable, accessible davantage à la sensibilité qu’au raisonnement, et surtout intensément vécu ». C’est dire  si les Médias peuvent faire et défaire !

Je sais les lecteurs du Messager suffisamment intelligents pour comprendre chaque terme, et toute la thématique des deux textes en citation. Je voudrais conclure avec eux que l’émancipation politique, économique et culturelle de notre monde est désormais et essentiellement liée au développement des médias qui permettent aux journalistes de gérer le droit à l’information de tous, et d’user à mourir de la liberté d’expression. Je voudrais aussi que cette liberté d’expression soit absolument protégée par ceux qui en reçoivent la mission élective. Sauf que si la liberté d’expression devient un pouvoir de plus en plus légitimé aux mains du journaliste, il faut bien que la responsabilité du journaliste qui n’est plus seulement pénale, mais aussi sociale, en devienne le contre-pouvoir, pour l’empêcher de devenir le pouvoir absolu qui rend absolument fou.

La défense, et la protection à n’importe quel prix de la liberté d’expression ne peut pas se justifier lorsque son usager est conscient que les effets de l’information, recherchés ou non, vont provoquer des tempêtes et des déferlements irréfléchis, c’est-à-dire en fait, déformer ce qui est formé, détruire ce qui est construit, désunir ce qui est uni, et paralyser les efforts de construction d’un vivre ensemble des hommes, que ce soit dans un quartier, un pays, un continent ou dans le monde.

Le journaliste est citoyen comme les autres. Mais le fait que son travail soit une mission, se situant sur un double plan professionnel et civique, met sa responsabilité un peu au-dessus de celle des autres, même si les tenants des pouvoirs institutionnels estiment que cela ne vaut pas une immunité. A défaut, devrait garder la fierté de se sentir responsable de ce qui est bien fait pour le monde qui l’entoure.

Jean Baptiste Sipa

Le Messager

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